La physionomie du cinéma a profondément changé en quelques années seulement. Alors qu’il a entamé avec gourmandise son deuxième siècle d’existence depuis déjà près de vingt ans, qui continue à aller voir les films en salles, en première exclusivité, quand il est facile et confortable de se munir de n’importe quelle box avec son système de VOD intégré ? Les images de films imprègnent-elles la rétine de la même façon qu’autrefois ? Quand on s’attardait dans les halls des salles de cinéma pour décrypter longuement les photogrammes épinglées sur les murs qui promettaient des voyages fantastiques et des visionnages étincelants. Cette magie d’avant a disparu, personne n’en a plus rien à fiche de ces émotions là qui pourtant étaient constitutives de celle et de celui que nous ne tarderions pas à devenir. Qui n’a jamais vu une image de Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois (1952) ou dans Pour qui sonne le glas (1943) projetée sur un écran géant ne sait pas de quoi je parle. A l’heure de la diffusion massive, au flux incessant, des films, tous interchangeables, sur internet et dans les machines numériques complexes, le temps de regarder un film dans une salle, s’apparente au recueillement dans un édifice religieux, il est le dernier lien sacré autonome qui nous reste pour explorer comment nous interagissons les uns avec les autres ; et c’est ce que doit normalement incarner un festival de cinéma.
Le festival de Cannes, lui, est devenu inaccessible, inatteignable pour le commun des mortels, ceux qui ont la chance d’être sur place durant la Quinzaine sont parqués avec le plus grand mépris derrière des barrières de sécurité, pendant que la ronde des limousines déchargeant les vedettes périmées le lendemain, tourne en boucle sur le réseau câblé mondialisé. Le Festival a-t-il encore un intérêt pour les créateurs du cinéma contemporain, et comment réagissent-ils à ces fariboles de pognon, de glamour frelaté, et parfois de stupidité comportementale, et comment réagissent-ils quand on leur demande d’amuser les nantis qui pourraient, si l’envie leur prenait, financer à eux seuls les cinématographies entières de pas mal de pays dans le monde, avec leur argent de poche.
Bien entendu, on me rétorquera, avec raison j’en conviens, qu’il est heureux de pouvoir, loin des montées des marches insipides et des descentes de colombienne bleue (cf. le dernier roman de Jay McInerney qui a l’air d’en connaître un rayon sur la question de la mixité entre vedettes topless défraîchies – vieilles gloires conservées dans du formol – jeunes arrivistes stupides – nouvelles dopes transgéniques), de pouvoir voir, donc, en salles en même temps que les festivaliers au nez poudré, certains des films des différentes sélections cannoises qui ont l’air d’intéresser les journalistes du monde entier pendant la Quinzaine, avant d’être définitivement oubliés pour de bon, surtout s’ils ne sont récompensés d’aucun prix. Et puis qui a vu Okja (2017) dans une salle de cinéma, s’il n’était pas au Festival l’an dernier ?
Et pourquoi The Assassin de Hou Hsiao-hsen (2015), le plus beau film pour l’instant de notre deuxième siècle du cinéma, n’a-t’il pas eu la Palme d’or ? Les gens de cinéma sont-ils si clairvoyants que ça ?
Et surtout, le festival de cinéma du XXIe siècle est-il à ce point devenu un traquenard qu’il faille filmer un véritable lépreux pour attirer l’attention sur soi, ou sur qui on prétend représenter dans un geste filmique d’une audace folle ? Quand avons-nous dépassé la ligne rouge du conformisme moral, de la sollicitude vaine, et de la dérégulation outrancière des émotions ?
Quel sera le prix à payer pour se repaître sur écran géant du malheur terrible de nos contemporains, sans remettre en question de fond en comble, la vacuité absolue de nos modes de vie contemporains, insignifiants et mercantiles ? Une oeuvre d’art, ou supposée telle, se conçoit généralement dans un va-et-vient continuel entre désir farouche d’exprimer et incapacité de le faire vraiment, sans travestir les usages communs de la représentation, non ?
Filmer une séquence, agencer des plans, construire la machine complexe de la fiction, accorder autant d’attention à ce que verra le spectateur qu’à ce qu’il devinera ou ne devinera pas, suffit-il aujourd’hui pour faire exister, en dehors de toute valeur marchande, un festival, lequel se veut le plus représentatif possible de la richesse du cinéma mondial ?
Plusieurs livres sans doute ne suffiraient pas pour répondre à cette question qui importe vraiment aux cinéphiles et cinéphages que nous sommes, déboussolés par la remise en question permanente des certitudes d’autrefois.