Direction d’orchestre et sentiments : « Tár » de Todd Field (2022)
On dirait que depuis un an ou deux les films-fleuves ont à nouveau la cote. Sortis sur nos écrans simultanément, deux productions américaines proposent chacune près de 3h de cinéma incandescent. Il s’agit de Babylon de Damien Chazelle et de Tár de Todd Field. Une tendance se dessine : pour renouer avec le public cinéphile d’autrefois, les cinéastes ont compris qu’il fallait revenir aux fondamentaux de l’exercice ; à savoir : raconter une histoire palpitante avec des actrices et des acteurs charismatiques, et ne pas négliger le travail formel sur l’image. Certain.e.s cinéastes ont enfin compris de quoi il retourne, qu’il faut laisser les phénomènes de mode aux plateformes de streaming payant. Les gens surconsomment et n’ont pas plus d’attachement que cela à l’esthétique. Sur les plateformes règnent les histoires à rallonge et le sensationnalisme sonore et visuel. Donc, il y a de la place pour le retour de la beauté au cinéma, et c’est une bonne nouvelle.
Le film Tár de Todd Field (États-Unis, Focus Features, 2023) rend haletante la vie quotidienne d’une femme chef d’orchestre. Lydia Tár, américaine, est à la tête du prestigieux Orchestre symphonique de Berlin, après avoir dirigé le Big Five, c’est-à-dire les orchestres symphoniques de New-York, de Boston, de Chicago, de Philadelphie et de Cleveland. Elle est unanimement considérée comme étant un génie de la musique. On la compare volontiers à Leonard Bernstein, son mentor, mais aussi à Wilhelm Furwäntgler, à Herbert von Karajan ou à Claudio Abbado.
Alors, qui d’autre que Cate Blanchett pour incarner à l’écran cette maestra next gen ? Évidemment, dans la vraie vie Lydia Tár n’existe pas. Pourtant l’actrice née à Melbourne en Australie, par sa performance rend l’existence de cette femme de pouvoir totalement crédible. Elle incarne par conséquent une artiste qui est le symbole de la réussite professionnelle, mais aussi son corollaire, l’arrogance, la manipulation charismatique et le népotisme, à cause d’une hubris de moins en moins mesurée et bientôt débordante.
Le film colle à une certaine actualité : celle de la médisance d’abord, puis des accusations sur les réseaux sociaux et sur les smartphones, quand n’importe qui se fait accusateur public, juge et bourreau. Une femme anticonformiste, qui est au-dessus de ses pairs dans la pratique de son art – la direction d’orchestre – va laisser apparaître petit à petit des fêlures, plus nombreuses qu’on ne croyait, dans l’ordonnancement de son mode de vie privilégié. La question qui se pose est : Lydia Tár est-elle une mauvaise personne, manipulatrice et vouant les êtres qui l’approchent de trop près à la destruction irrémédiable ? Des propos tenus sans filtre dans le cadre d’une Master-class à la Juilliard School, à New-York, puis un accès de népotisme dans la gouvernance artistique du Symphonique de Berlin, vont conduire la musicienne et l’interprète vers le point de bascule.
En 2h38 précisément nous assistons, impuissants, à la mise à feu, au déploiement, puis aux brusques embardées d’une trajectoire trop belle pour n’être pas marquée du sceau de l’infamie ou du déni. Ce film de Todd Field est remarquable car il nous dit qu’à trop se frotter aux vraies beautés artistiques, non seulement on se brûle, mais on répand aussi le feu destructeur tout autour de nous.
Décidément, en ce tout début d’année 2023, le cinéma qu’on aime par-dessus tout résiste vaillamment aux sirènes du marché audiovisuel décérébré.
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